1re partie

Ce qui est tu par les mots s’imprime, se répète et s’exprime par les maux.

Anne Ancelin Schützenberger

1.

1er septembre 1997

Il est sept heures du matin. Le métro est calme. Ça sent déjà mauvais : un mélange de détergent et d’urine. Elle s’engage dans un dédale de couloirs, monte puis descend plusieurs escaliers roulants, repasse son ticket dans la machine, pousse les épaisses portes au caoutchouc noir, s’appuie sur la main courante d’un tapis roulant interminable et regagne le quai de son RER.

C’est son anniversaire aujourd’hui. Elle va rentrer se coucher. Elle a fini son service à six heures, est restée encore un peu, le temps de croiser l’équipe de jour et de sentir leur présence, a rangé sa blouse dans son casier, enfilé sa veste de laine et est partie. Vingt-sept ans ! Ses jeunes années sont derrière elle à présent : les années d’insouciance, de sorties, de rigolades avec les copains, des premières amours… Elle imagine. Elle a vu les autres. Elle, elle n’a rien vécu. Elle a été une élève studieuse et disciplinée, assise au premier rang, à l’écoute, parfaite. Elle a obtenu son baccalauréat et voulu faire médecine. Malgré un travail acharné, elle a raté le concours et compris qu’elle n’avait pas le cran nécessaire pour se jeter dans la cage aux lions. Elle a préféré l’école d’infirmière, a été remarquée pour sa précision, sa régularité et sa dévotion. Elle a aimé son métier dès le premier jour, a accepté tous les services, toutes les corvées. Embauchée à l’issue de son examen, elle travaille toujours dans le même établissement du nord de Paris. Faire les nuits lui est profitable. Les soirées devant la télé ? Très peu pour elle. Comme elle ne sort jamais et n’a guère de contraintes, elle est appréciée par tous ses collègues qui peuvent se délester d’horaires trop astreignants sur leur compatissante amie, et se consacrer davantage à leur vie familiale, leur petit ami ou leurs loisirs. Elle, on ne connaît pas sa vie. Elle est fuyante, n’est guère bavarde mais a toujours une oreille attentive pour entendre les déboires des uns, les désillusions des autres. Elle ne parle jamais d’elle, d’ailleurs, on ne lui demande rien.

Elle regagne son deux-pièces de Bourg-la-Reine. Elle a minutieusement occupé chaque recoin, comblé l’espace de meubles en kit Ikea qu’elle a eu un mal de chien à monter seule. Elle a acheté un téléviseur mais ne le regarde presque jamais. Les murs de son salon sont recouverts d’étagères où des centaines de livres sont minutieusement rangés. Elle les a tous lus. Sa chambre a un grand lit dans lequel elle peut dormir en biais, un placard à portes coulissantes à moitié vide, une table de chevet où trônent un livre choisi et une crème pour les mains. Dans la salle de bains : une brosse à dents. Dans la cuisine : pas de lave-vaisselle, un réfrigérateur et un micro-ondes, une table à rabat, une chaise en pin, une pliante derrière la porte, au cas où ; pas de coin repas dans la pièce principale, un canapé gris, un fauteuil assorti, une table basse noire – un vrai calvaire à nettoyer –, une chaîne stéréo et ses livres. Au mur, des photos de Doisneau et des paysages en noir et blanc. Ses préférés sont les clichés de montagnes au sommet recouvert de neige immaculée. Elle n’a pas de ligne téléphonique fixe, elle s’est offert un mobile. Quand elle pourra, elle s’achètera un ordinateur.

Elle regarde le soleil se lever. Ses voisins partent au travail. La rue s’anime. Les enfants ne vont pas tarder à débouler dans la cage d’escalier, le cartable sur le dos. Elle se sert une tasse de thé bien chaud, place un CD de Zazie dans le lecteur et s’enfonce, les jambes sous elle, dans le canapé.

« Bon anniversaire ma vieille ! » se murmure-t-elle. Elle avale à petites gorgées son thé brûlant. Elle ne pense à rien. Elle regagne son lit, elle n’a pas faim, prend son bouquin. Les pas des habitants de l’immeuble résonnent devant sa porte. Il faut qu’elle attende que le calme revienne avant de s’endormir. Elle finit par lâcher son roman : la poignante autobiographie de Franck Mc Court . La douleur de ce petit garçon irlandais la touche en plein cœur. Pourra-t-elle aller jusqu’au bout ? Trouvera-t-elle la force d’affronter les tempêtes de cette enfance tourmentée ? Ses yeux se voilent : l’émotion, la fatigue. Elle trouve enfin le sommeil. Mais…

La tête enfoncée dans son oreiller, elle tourne, elle vire, elle s’agite. Des images jaillissent dans sa tête. Elle court… Elle court mais n’avance pas. Ses jambes veulent bouger mais restent bloquées sur place. De toutes ses forces elle tente de se mouvoir. Il faut que je m’échappe. Vite ! Laisse-moi partir !
Son corps engourdi ne répond plus. Elle s’immobilise. Le danger se rapproche, elle sent son souffle. Je t’en supplie, ne me fais pas de mal, je ne le ferai plus, je te le promets.
Ses jambes paralysées s’enfoncent dans le sol mou, la retenant prisonnière. Seuls ses bras maigres s’agitent en vain. Le temps semble suspendu, l’atmosphère s’opacifie. Un visage hargneux aux proportions difformes surplombe sa ridicule silhouette. Il ricane au-dessus de la petite fille médusée qui, de ses grands yeux sombres, implore sa clémence.
Elle halète, tourne et se retourne dans son lit défait. Son souffle s’accélère. Des perles de sueur naissent à la racine de ses cheveux, son cœur bat la chamade. Elle se cabre, tressaute puis s’immobilise soudainement, tétanisée par une peur viscérale qui la cloue sur place.
« Non ! » hurle-t-elle d’un cri perçant tout en se redressant brutalement dans son lit. Elle ouvre les yeux, ne sait plus où elle est. Elle cherche un repère, une amarre. Son livre est là, tout près, elle le reconnaît, elle s’apaise. Elle est dans sa chambre, dans son lit, il ne lui est rien arrivé, elle a encore fait un de ses fichus cauchemars. Ce n’est rien, ce n’est qu’un vilain rêve. Son cœur cogne dans sa poitrine. Repliée, la tête entre ses genoux, elle essaie de reprendre son souffle. Respire, calme-toi, respire, elle est partie, ce n’est rien. Dans son ventre, une douleur familière se réveille.
Elle se lève et se glisse sous la douche. L’eau ruisselle sur son visage et la calme. Elle recouvre ses esprits, elle reprend le dessus. Elle ne dormira pas aujourd’hui, après tout c’est son anniversaire. Elle enfile un pantalon, un tee-shirt, des ballerines bleu marine et sa veste de laine. Son reflet fantomatique la surprend. « Je sais, pas terrible, j’fais ce que je peux ! » s’envoie-t-elle résignée.

De taille moyenne, toute menue, des cheveux châtains parsemés de mèches blondes – un peu trop jaunes à son goût mais censées éclairer son teint –, un regard froid, des lèvres fines et pâles, il est vrai qu’elle n’a rien d’accrocheur. Aucun signe distinctif. Un visage banal, insignifiant. Elle aurait pourtant pu être jolie avec quelques fantaisies, un peu de couleur sur les yeux, un sou- rire cerclé de rose… car ses traits sont fins, sa peau diaphane et lisse. Alors qu’est-ce qui cloche ?
La tristesse de son regard sans éclat. Sûrement. Elle s’en moque, elle s’ignore. Elle a judicieusement intériorisé son charme par pudeur maladive, appris à se dissimuler ingénieusement derrière une expression glacée. Ses épaules retombant vers l’avant camouflent sa poitrine insignifiante. Elle recouvre toujours son corps frêle de jeune pubère d’un ample pull-over ou de sa veste détendue aux teintes froides et neutres. Tout son être s’efface sous un monceau de gênes et de complexes, d’inhibition et d’angoisses comme si elle avait honte d’être là, honte d’exister. Elle aborde la trentaine sans une ride d’expression : un visage sans vie, témoignage de sa mort prématurée.
Pour se sauver, elle a appris à se fondre dans le décor, à se noyer dans la masse.
Etre sans paraître.
Bouger sans déranger.
Parler sans crier.
Penser sans dire.

Elle lisse ses cheveux, les tire sévèrement en arrière et referme une barrette à la base de sa queue de cheval. Pas de maquillage, juste quelques gouttes d’eau de toilette d’une grande surface déposées au creux de son cou.

Elle passe devant sa boîte aux lettres sans tourner la tête, elle ne recevra aucune carte de personne et les factures attendront bien demain. Elle croise expressément sa gardienne à qui elle fait un poli signe de tête et reprend le chemin de sa ligne de RER. Elle ira à Paris marcher dans les rues. Les Champs-Elysées ? Pourquoi pas ? Ligne B jusqu’à Châtelet, métro jusqu’à Etoile. Sortir, c’est une bonne idée.

Le portrait de Lady Diana s’affiche à la une de tous les quotidiens. Son tragique accident de la veille déchaîne les passions. Cette invraisemblable disparition l’attriste fortement. Elle ressent comme une perte. Etrange sentiment. Elle s’en étonne. La presse people ne l’intéresse pas d’ordinaire, elle la réfute même. Les histoires de princesses l’agacent, mais là c’est autre chose. Elle achète le quotidien. Scandaleux de s’immiscer ainsi dans la vie privée des gens ! Et pourtant, aujourd’hui, elle a besoin de savoir. Elle dévore, assise sur un banc, les lignes à l’encre noire qui traduisent le drame, supputent, questionnent.

L’esprit ailleurs, troublée, elle poursuit son escapade, descend l’avenue, se mêle à la foule, s’infiltre dans la nuée. L’effervescence générale la grise. Des gens de toute sorte se pressent sur les larges trottoirs. Elle observe cette masse cosmopolite. Au milieu d’eux, elle s’évade, elle se noie. Dix-huit heures, elle regagne le métro pour rejoindre directement l’hôpital. Sur le trajet, les images de la tôle froissée de la Mercedes jaillissent en flash dans son esprit brouillé. La vulnérabilité des êtres, la fragilité de la vie la heurtent de plein fouet.

 


3.

Hiver 1999

Je suis si lasse. Si vous saviez comme je suis épuisée ! Toute énergie a lâchement déserté mon corps. Je suis vide, vidée. Mes sens sont ankylosés.
Je suis inodore, je ne peux plus me sentir.
Je suis sans saveur, je n’ai plus goût à rien.
Je suis aveuglée, je me voile la face.
Je suis sourde à vos mots, je n’entends que ma souffrance.
Je suis intouchable, je vomis vos caresses.

Chaque cellule de mon corps s’est bardée d’une armure. Je me suis enfermée dans mon propre carcan. Ma camisole est biologique, organique, physiologique, psychologique, névrotique… Je ne peux plus m’en détacher, je n’en ai pas la force. Je me suis enchaînée à moi-même. Mon enfermement est ma seule réponse. Dans ma prison de chair, je suis à l’abri des autres, de la vie. Vous ne pouvez plus m’atteindre. Vous ne pourrez plus me faire souffrir. Recluse dans ma tour, je n’attends aucun vaillant conquérant. Je n’attends plus rien, j’ai perdu l’espérance. Je veux rester là, protégée par cette infranchissable enceinte de silence. N’essayez pas de me délivrer, n’essayez pas de me défendre. Laissez-moi cette liberté ! Laissez-moi au moins ça, vous qui m’avez tout pris ! Laissez-moi ce droit, mon dernier privilège.

Prisonnière de mon passé, je ne peux m’en défaire. Je dois survivre avec, séquestrée dans mes souvenirs, ensevelie sous la honte et la colère. Ne brisez pas mes chaînes, ne m’ôtez pas mes liens. Ils me retiennent encore ici-bas. Sans eux, je m’évapore. Sans eux, je ne suis rien. Je me suis battue, je vous promets. J’ai essayé de vivre comme les autres, je suis vaincue. Mes peurs sont trop ancrées. Vous m’avez rattrapée, vieilles salis- sures ! Impossible d’effacer les marques de mon enfance. Impossible d’oublier, je ne peux vous camoufler. Vous êtes là à jamais, incrustées dans ma chair. Je ne vous combats plus. Déchaînez-vous, je vous libère ! Je me rends. Tant pis ! J’accepte la défaite. Laissez-moi purger ma peine et payer pour mes chagrins.


Arrêt maladie. Le responsable du service a fini par repérer sa faille : « Prenez du temps pour vous, lui suggère-t-il. Sortez, voyez du monde. »
Êtes-vous déjà allé au cinéma tout seul ?
Est-ce exaltant de flâner dans les magasins et de se trouver trop moche pour oser enfiler la robe affriolante que vous ne porterez jamais de toute façon ? Est-ce amusant de se coucher les pieds froids sans personne contre qui les blottir pour trouver un peu de chaleur ? Est-ce motivant de se réveiller au milieu du lit, oppressée et abattue ? Dépression ! Ils n’ont que ce mot à la bouche, c’est très tendance. C’est à la mode. Je ne suis pas dépressive. Je suis capable de me battre, j’ai juste eu un petit moment de faiblesse, ça arrive à tout le monde. Mais, ça va aller ! Ce n’est pas grave.

 

 

2e partie


« Le secret est un sortilège jeté sur la vie qui en ordonnerait le déroulement de façon si contraignante que le hasard même en serait exclu. »

 


11.

[…]

Ma petite Lucie,

Je sais que tu attends mon courrier avec impatience et figure-toi que je me mets à guetter ma boîte aux lettres aussi. Tes lettres me font un bien fou et te lire me rapproche de toi.
Comment vas-tu ? As-tu repris ton jogging ? Tu ne m’as pas raconté ton rendez-vous chez ton nouveau médecin. Y es-tu allée au moins ? Tu vois, tu vas être obligée de me répondre vite.
Je viens de demander que l’on m’installe le téléphone. Tu sais mon inconditionnelle horreur de ce machin qui ne sonne que pour m’annoncer de mauvaises nouvelles ou me faire gagner Dieu sait quoi. Mais depuis que je connais quelqu’une qui pourrait avoir besoin de me joindre, cela m’a fait changer d’avis. Il n’y a que les imbéciles qui n’en changent jamais ! Dès que j’ai le numéro, je t’appelle.

Je contemple les vignes de ma terrasse, tu verrais comme c’est joli. J’adore ce début d’automne où les raisins gorgés de soleil attendent d’être récoltés. Bientôt la campagne va revêtir son manteau d’automne. J’aime ces couleurs de feu. Tu n’imagines pas comme c’est féerique. Je suis née dans ces vignes et pas une année, je ne manque de m’éblouir de ce cadeau mythique : voir couler le jus du pressoir et sentir l’odeur aigre de la fermentation. Mon frère est sur le qui-vive. Il ne faut pas le chatouiller en ce moment. Il scrute le ciel. Il ne faudrait pas un vilain orage. Bientôt, je le rejoindrai pour les vendanges. Et là, je te promets que l’on ne chôme pas ! J’ai fini mes confitures. Cette année, j’ai innové : figues au miel, abricots aux amandes, rhubarbe- citron. Je crois que j’ai réussi de bons mélanges. J’ai fait des bocaux de tomates, mis mes cornichons dans le vinaigre et congelé mes figues noires pour l’hiver. Elles accompagnent mes magrets, tu n’imagines pas comme le mélange sucré-salé éveille les papilles. Avant Noël, j’attaquerai les confits. Cela me prend deux jours à la cave. Je découpe les bestioles, je libère le foie que je fais cuire dans ma châtelaine. Je place les cuisses, les magrets, la carcasse dans un chaudron de cuivre. Ils mijotent dans la graisse. Avec les petits morceaux, je fais des fritons. Après, je les mets en bocaux que je stérilise. Il me tarde de te faire goûter mes spécialités, arrosées d’une bonne bouteille de mon frère, c’est un remède contre le chagrin.

En attendant, je ne suis pas sortie de la semaine. Je n’avais pas envie d’aller à cet après-midi de vieux avec goûter et magicien. Ils ne pensent tout de même pas que ça nous divertit, leur programme pour gamins de cinq ans. Mais ça doit leur donner bonne conscience. Enfin, j’ai dit non, surtout que la dernière fois, on a eu droit à un démonstrateur en matelas qui vantait les mérites de sa literie recommandée pour les maux de dos. Inutile de te dire qu’il y avait des clients dans la salle ! Et il en a signé des bons de commande ! Je pense vraiment qu’il y a un marché pour vieux abrutis. Enfin, je ne crois pas faire encore partie du lot, alors j’ai pris la voiture et j’ai dépensé mes sous à la jardinerie !
Je t’ennuie avec mes histoires de vieille bonne femme. Raconte-moi ce que tu fais. Prends-tu toujours tes médicaments ? Ne les arrête pas trop vite, tu le sais, mais je préfère te le rappeler, et va chez ce docteur. J’ai le pressentiment que tu as encore remis le rendez-vous.
Réponds-moi vite. Il n’y a pas une journée sans que je pense à toi. Je me fais du souci maintenant que tu es loin. Ecris vite.
Je t’embrasse tendrement ma petite Lucie,
Noëlle

Elle savoure. C’est délicieux de compter pour quel- qu’un, c’est délicieux ces mots doux à la plume. Elle se lève et s’installe à son bureau. Le papier à lettres fleuri attend sa plume.

12.

[…]

Je vais à l’école mon cartable sur le dos. Je marche sur le trottoir. Je suis prudente. Ma jupe est un peu trop courte. J’ai grandi. Je sens le vent s’engouffrer sous le tissu fin plissé et frôler mes cuisses nues. J’ai peur qu’un courant d’air ne soulève ma jupette. Je serre les jambes en marchant et j’avance à petits pas en rasant les murs. Lorsque je croise un passant, je ne relève pas la tête. J’arrive enfin à l’école. Je me colle le dos contre le mur et je regarde les autres courir. Je ne peux pas jouer les fesses à l’air. J’ai trop peur qu’un garçon dans la cour de l’autre côté du préau ne voie un peu ma culotte. Je ne veux pas que l’on me traite de traînée !
Pourquoi je pense à ça ? se reproche-t-elle.

19.

[…]
Les gestes finissent par jaillir, imprévisibles, instinctifs. En quelques semaines, elle noircit d’innombrables toiles blanches. Assidûment, elle poursuit ses cours, sentant que la présence et les conseils de son professeur la poussent à se surpasser. Devant les autres, elle se contient. Une fois seule dans la grange, elle exulte. Elle explose. Le monde l’accompagne. En ce onze septembre, toutes les chaînes de télévision repassent en boucle l’inconcevable. Le mal déverse sa hargne, assassine, terrorise l’humanité tout entière en condamnant des innocents. L’intemporalité de la vie est réelle, palpable. Lorsque dix jours plus tard, la terrible explosion de l’usine AZF anéantit Toulouse, la terreur générale est perceptible. Une course contre la montre, contre un ennemi invisible ravage les esprits. Sont-ce ces événements explosifs qui font jaillir ses aveux ? Elle déverse à son médecin le flot de secrets qui la ronge. Ses confessions ne franchissent pas la porte du cabinet. Même devant Noëlle, elle ne pourra se mettre à nu.
Oui, nue, c’est bien le terme qui convient. A qui appartient ma nudité ? A ce gros porc qui a souillé de ses sales pattes ma pure intimité ? A ce salaud devenu mon beau-père qui a essayé lui aussi de partager mon lit? Je le déteste. Qui avait-il épousé d’ailleurs ? La fougue de ma mère ou la candeur de sa fille ? Il a dû être déçu ! Et cette femme qui m’a servi de mère, a-t-elle offert mon corps frais en appât pour fidéliser son jeune amant ? Je la déteste aussi. Et tous ceux qui auraient dû voir, sentir, deviner et qui n’ont rien dit ? Je vous maudis.

Pour évacuer ses cauchemars, elle a placé des mots sur ses souvenirs. Elle a décrit avec une précision cinématographique chaque geste forcé, chaque plaie ouverte. Elle a fini par se dédoubler. C’est comme si elle racontait une histoire, le récit d’une autre. La Lucie d’aujourd’hui regarde la Lucie d’hier dans sa vulnérabilité, sans jugement. Elle apprend à vaincre sa honte. Patiemment, elle s’aventure sur le chemin de la guérison.

Dans le même temps, la peinture l’aide à expulser l’inexplicable. Sans témoin, ses gestes ressuscitent ses souvenirs enterrés, traduisent ses sentiments profonds, racontent son histoire. Aujourd’hui, Lucie se visite. Elle observe sa dernière toile. Sur un chevalet libre, elle aligne son triptyque. Une fois accolées, les toiles n’en forment plus qu’une. Elle les sépare légèrement. Chacune a son histoire, chacune exprime une quête. Elle recule un peu, décroche le vieux rideau noir qui masque la lucarne et le suspend en arrière-plan. Elle s’arrête, elle attend.
Frissonnante rencontre entre l’artiste et son œuvre. Son souffle est court. Son cœur palpite. C’est comme un premier rendez-vous. Il doit se passer quelque chose. Elle a peur d’être déçue car elle est fière de la maîtrise qu’elle a déployée pour gérer ses émotions. Elle a su les recevoir sans refouler, les faire jaillir sans s’ébranler, les mettre à nu, sans pudeur.
Mais l’allégeance est éphémère tant l’appréhension est dense. La plaie rouverte est restée béante. Elle ne la refermera qu’après cette confrontation.

La luminosité est parfaite. Les toiles écarlates tranchent sur le fond sombre. Elles appellent au secours. Les gouaches rouge et noire se mêlent et se déchirent. C’est fort, c’est poignant, elle le sent dans son ventre. Elle le savait en donnant vie à cette âme. La naissance fut douloureuse, le travail long et l’angoisse latente. Mais elle est allée au bout, elle a senti le souffle du mal s’emparer de ses pinceaux. Elle a senti la violence de sa colère exulter dans ses mouvements. Elle n’a pas cherché la cohérence ou l’unité, elle a laissé venir. Et elle a craché sa souffrance, d’un seul jet, sans esquisse. Une déchirante délivrance.

La silhouette féminine, figure centrale du premier tableau s’étire, s’allonge, se contorsionne. Elle cherche à tâtons les bords de la toile pour trouver un point d’ancrage mais ses mouvements libérateurs la ligotent à elle-même. Elle se perd, elle angoisse, elle veut sortir, trouver refuge mais ses efforts restent vains. Elle s’engloutit. A l’image d’un fœtus dans le ventre chaud de sa mère, elle enchaîne les mouvements dans la toile suivante pour trouver un espace, se caler et attendre. Recroquevillée sur son chagrin, elle se croit à l’abri mais du creux de son ventre renaissent ses salissures. Elle voudrait effacer le mal qui la ronge mais il est là, perfide, grignotant ses entrailles. Alors, souillée, salie et maculée de honte, elle étire de plus belle ses contours fuligineux décrivant des arabesques vertigineuses dans lesquelles elle s’égare jusqu’à perdre la tête. Elle n’est plus, elle naît autre, dans un monde parallèle où raison est folie et oubli, liberté.

 

 

3e partie


« C’est notre esprit,
et lui seul,
qui nous enchaîne ou nous libère. »

Dilgo Khyentsé Rinpotché

24.


Il fait froid. Noëlle frissonne. Devant elle, la gigantesque bâtisse gris sombre impose sa silhouette inquiétante. Ses fenêtres fumées cachent un mystère. Qui est Evelyne ? Sera-t-il possible de l’approcher ? Le lieu n’est-il pas inconvenant pour faire connaissance ? Com- ment aborder cette inconnue, vraisemblablement tourmentée par d’autres maux intérieurs ? A chaque interrogation Noëlle trouve une réponse. Même si le moment et l’endroit ne sont pas des plus appropriés, elle sait qu’elle doit être là, aujourd’hui. Son cœur est habité d’une quiétude inébranlable. La conviction qui l’anime guide ses pas. Elle trouve la voie pour arriver à destination, contourne les obstacles et, devant la porte entrouverte, prend une grande inspiration pour s’armer de courage et franchir le pas.

Après avoir frappé à plusieurs reprises et n’entendant aucune réponse, elle se décide à pousser le battant et, à pas de loup, se glisse dans la chambre. Le ciel gris d’hiver enveloppe la pièce d’un voile terne. Sous les draps blancs, les bras le long du corps, la tête enfoncée dans les oreillers repose la malade. Noëlle, embarrassée, esquive un pas de retrait. Elle ne voudrait pas effrayer Evelyne. Ses pieds grincent sur le linoléum. Elle s’immobilise. Comme une enfant prise en flagrant délit de désobéissance, elle attend, le cœur haletant. Si une infirmière venait à son chevet, comment expliquerait-elle sa pré- sence ? La respiration courte reprend son sifflement aigu. Noëlle s’immobilise. Elle essaie de rassembler ses esprits. Quelle attitude adopter ? Ses yeux se posent sur le visage émacié de l’inconnue qui sommeille. Ses yeux creux enfoncés dans leurs orbites osseux témoignent du mal rongeur. Noëlle se sent emplie de compassion. Assurée, elle s’approche du lit en cachant son émotion.

Les yeux éteints cherchent la lumière. L’obscurité de la chambre laisse planer le mystère. L’alitée a senti une présence. Qui est entré ? L’infirmière sans doute. Les paupières lourdes s’abaissent aussitôt. Noëlle n’a pas bougé. De sa voix cristalline qui avait jadis séduit Lucie, elle entonne son discours.
— Evelyne, n’ayez pas peur, je ne suis pas venue pour vous importuner. Je suis ici en amie. Vous voulez bien une amie ? Puis-je m’asseoir un instant auprès de vous ? J’aimerais faire votre connaissance.
La malade tourne la tête. Le visage de Noëlle, nimbé dans la lumière opaque, ne laisse briller que ses pupilles et ses cheveux blancs. Mais la douceur qu’elle dégage rassure. Evelyne se laisse approcher. Cherchant à se redresser, elle sent le soutien de l’ombre maintenir son bras et la caler dans ses oreillers. Sans crainte – que peut-elle craindre d’ailleurs ? – elle attend l’offrande. Est-ce un ange venu la chercher ? Déjà ? Peu importe ! La présence rassurante de cette visite l’apaise. Noëlle reprend :
— Je suis heureuse de vous rencontrer. J’avais tellement envie de vous connaître. Je sens que vous êtes lasse, si vous préférez que je revienne, n’hésitez pas à me le signaler, je ne voudrais pas vous fatiguer davantage.
Les doigts qui sortent du drap cherchent à tâtons une prise. La vieille dame saisit cette main tendue, l’enserre, la caresse. Les yeux clos, Evelyne reçoit. Elle est prête pour le voyage.
[…]

 

29.

[…]

Merci mon amour pour la force que tu me donnes. Nous serons des piliers l’un pour l’autre. Nous gravirons les montagnes du doute, foulerons les terres de l’espérance, contemplerons la vie, visiterons des territoires inconnus sans crainte de s’y perdre car je sais que nous ne sommes qu’un et que nos âmes ne s’égareront jamais.

[…]