1re partie Ce qui est tu par les mots s’imprime, se répète et s’exprime par les maux. Anne Ancelin Schützenberger 1. 1er septembre 1997 Il est sept heures du matin. Le métro est calme. Ça sent déjà mauvais : un mélange de détergent et d’urine. Elle s’engage dans un dédale de couloirs, monte puis descend plusieurs escaliers roulants, repasse son ticket dans la machine, pousse les épaisses portes au caoutchouc noir, s’appuie sur la main courante d’un tapis roulant interminable et regagne le quai de son RER. C’est son anniversaire aujourd’hui. Elle va rentrer se coucher. Elle a fini son service à six heures, est restée encore un peu, le temps de croiser l’équipe de jour et de sentir leur présence, a rangé sa blouse dans son casier, enfilé sa veste de laine et est partie. Vingt-sept ans ! Ses jeunes années sont derrière elle à présent : les années d’insouciance, de sorties, de rigolades avec les copains, des premières amours… Elle imagine. Elle a vu les autres. Elle, elle n’a rien vécu. Elle a été une élève studieuse et disciplinée, assise au premier rang, à l’écoute, parfaite. Elle a obtenu son baccalauréat et voulu faire médecine. Malgré un travail acharné, elle a raté le concours et compris qu’elle n’avait pas le cran nécessaire pour se jeter dans la cage aux lions. Elle a préféré l’école d’infirmière, a été remarquée pour sa précision, sa régularité et sa dévotion. Elle a aimé son métier dès le premier jour, a accepté tous les services, toutes les corvées. Embauchée à l’issue de son examen, elle travaille toujours dans le même établissement du nord de Paris. Faire les nuits lui est profitable. Les soirées devant la télé ? Très peu pour elle. Comme elle ne sort jamais et n’a guère de contraintes, elle est appréciée par tous ses collègues qui peuvent se délester d’horaires trop astreignants sur leur compatissante amie, et se consacrer davantage à leur vie familiale, leur petit ami ou leurs loisirs. Elle, on ne connaît pas sa vie. Elle est fuyante, n’est guère bavarde mais a toujours une oreille attentive pour entendre les déboires des uns, les désillusions des autres. Elle ne parle jamais d’elle, d’ailleurs, on ne lui demande rien. Elle regagne son deux-pièces de Bourg-la-Reine. Elle a minutieusement occupé chaque recoin, comblé l’espace de meubles en kit Ikea qu’elle a eu un mal de chien à monter seule. Elle a acheté un téléviseur mais ne le regarde presque jamais. Les murs de son salon sont recouverts d’étagères où des centaines de livres sont minutieusement rangés. Elle les a tous lus. Sa chambre a un grand lit dans lequel elle peut dormir en biais, un placard à portes coulissantes à moitié vide, une table de chevet où trônent un livre choisi et une crème pour les mains. Dans la salle de bains : une brosse à dents. Dans la cuisine : pas de lave-vaisselle, un réfrigérateur et un micro-ondes, une table à rabat, une chaise en pin, une pliante derrière la porte, au cas où ; pas de coin repas dans la pièce principale, un canapé gris, un fauteuil assorti, une table basse noire – un vrai calvaire à nettoyer –, une chaîne stéréo et ses livres. Au mur, des photos de Doisneau et des paysages en noir et blanc. Ses préférés sont les clichés de montagnes au sommet recouvert de neige immaculée. Elle n’a pas de ligne téléphonique fixe, elle s’est offert un mobile. Quand elle pourra, elle s’achètera un ordinateur. Elle regarde le soleil se lever. Ses voisins partent au travail. La rue s’anime. Les enfants ne vont pas tarder à débouler dans la cage d’escalier, le cartable sur le dos. Elle se sert une tasse de thé bien chaud, place un CD de Zazie dans le lecteur et s’enfonce, les jambes sous elle, dans le canapé. « Bon anniversaire ma vieille ! » se murmure-t-elle. Elle avale à petites gorgées son thé brûlant. Elle ne pense à rien. Elle regagne son lit, elle n’a pas faim, prend son bouquin. Les pas des habitants de l’immeuble résonnent devant sa porte. Il faut qu’elle attende que le calme revienne avant de s’endormir. Elle finit par lâcher son roman : la poignante autobiographie de Franck Mc Court . La douleur de ce petit garçon irlandais la touche en plein cœur. Pourra-t-elle aller jusqu’au bout ? Trouvera-t-elle la force d’affronter les tempêtes de cette enfance tourmentée ? Ses yeux se voilent : l’émotion, la fatigue. Elle trouve enfin le sommeil. Mais… La tête enfoncée
dans son oreiller, elle tourne, elle vire, elle s’agite. Des images
jaillissent dans sa tête. Elle court… Elle court mais n’avance
pas. Ses jambes veulent bouger mais restent bloquées sur place.
De toutes ses forces elle tente de se mouvoir. Il faut que je m’échappe.
Vite ! Laisse-moi partir ! Elle lisse ses cheveux, les tire sévèrement en arrière et referme une barrette à la base de sa queue de cheval. Pas de maquillage, juste quelques gouttes d’eau de toilette d’une grande surface déposées au creux de son cou. Elle passe devant sa boîte aux lettres sans tourner la tête, elle ne recevra aucune carte de personne et les factures attendront bien demain. Elle croise expressément sa gardienne à qui elle fait un poli signe de tête et reprend le chemin de sa ligne de RER. Elle ira à Paris marcher dans les rues. Les Champs-Elysées ? Pourquoi pas ? Ligne B jusqu’à Châtelet, métro jusqu’à Etoile. Sortir, c’est une bonne idée. Le portrait de Lady Diana s’affiche à la une de tous les quotidiens. Son tragique accident de la veille déchaîne les passions. Cette invraisemblable disparition l’attriste fortement. Elle ressent comme une perte. Etrange sentiment. Elle s’en étonne. La presse people ne l’intéresse pas d’ordinaire, elle la réfute même. Les histoires de princesses l’agacent, mais là c’est autre chose. Elle achète le quotidien. Scandaleux de s’immiscer ainsi dans la vie privée des gens ! Et pourtant, aujourd’hui, elle a besoin de savoir. Elle dévore, assise sur un banc, les lignes à l’encre noire qui traduisent le drame, supputent, questionnent. L’esprit ailleurs, troublée, elle poursuit son escapade, descend l’avenue, se mêle à la foule, s’infiltre dans la nuée. L’effervescence générale la grise. Des gens de toute sorte se pressent sur les larges trottoirs. Elle observe cette masse cosmopolite. Au milieu d’eux, elle s’évade, elle se noie. Dix-huit heures, elle regagne le métro pour rejoindre directement l’hôpital. Sur le trajet, les images de la tôle froissée de la Mercedes jaillissent en flash dans son esprit brouillé. La vulnérabilité des êtres, la fragilité de la vie la heurtent de plein fouet.
Hiver 1999 Je suis si lasse. Si vous saviez comme je
suis épuisée ! Toute énergie a lâchement
déserté mon corps. Je suis vide, vidée. Mes sens
sont ankylosés. Chaque cellule de mon corps s’est bardée d’une armure. Je me suis enfermée dans mon propre carcan. Ma camisole est biologique, organique, physiologique, psychologique, névrotique… Je ne peux plus m’en détacher, je n’en ai pas la force. Je me suis enchaînée à moi-même. Mon enfermement est ma seule réponse. Dans ma prison de chair, je suis à l’abri des autres, de la vie. Vous ne pouvez plus m’atteindre. Vous ne pourrez plus me faire souffrir. Recluse dans ma tour, je n’attends aucun vaillant conquérant. Je n’attends plus rien, j’ai perdu l’espérance. Je veux rester là, protégée par cette infranchissable enceinte de silence. N’essayez pas de me délivrer, n’essayez pas de me défendre. Laissez-moi cette liberté ! Laissez-moi au moins ça, vous qui m’avez tout pris ! Laissez-moi ce droit, mon dernier privilège. Prisonnière de mon passé, je ne peux m’en défaire. Je dois survivre avec, séquestrée dans mes souvenirs, ensevelie sous la honte et la colère. Ne brisez pas mes chaînes, ne m’ôtez pas mes liens. Ils me retiennent encore ici-bas. Sans eux, je m’évapore. Sans eux, je ne suis rien. Je me suis battue, je vous promets. J’ai essayé de vivre comme les autres, je suis vaincue. Mes peurs sont trop ancrées. Vous m’avez rattrapée, vieilles salis- sures ! Impossible d’effacer les marques de mon enfance. Impossible d’oublier, je ne peux vous camoufler. Vous êtes là à jamais, incrustées dans ma chair. Je ne vous combats plus. Déchaînez-vous, je vous libère ! Je me rends. Tant pis ! J’accepte la défaite. Laissez-moi purger ma peine et payer pour mes chagrins.
2e partie
[…] Ma petite Lucie, Je sais que tu attends mon courrier avec
impatience et figure-toi que je me mets à guetter ma boîte
aux lettres aussi. Tes lettres me font un bien fou et te lire me rapproche
de toi. Je contemple les vignes de ma terrasse,
tu verrais comme c’est joli. J’adore ce début d’automne
où les raisins gorgés de soleil attendent d’être
récoltés. Bientôt la campagne va revêtir son
manteau d’automne. J’aime ces couleurs de feu. Tu n’imagines
pas comme c’est féerique. Je suis née dans ces vignes
et pas une année, je ne manque de m’éblouir de ce
cadeau mythique : voir couler le jus du pressoir et sentir l’odeur
aigre de la fermentation. Mon frère est sur le qui-vive. Il ne
faut pas le chatouiller en ce moment. Il scrute le ciel. Il ne faudrait
pas un vilain orage. Bientôt, je le rejoindrai pour les vendanges.
Et là, je te promets que l’on ne chôme pas ! J’ai
fini mes confitures. Cette année, j’ai innové :
figues au miel, abricots aux amandes, rhubarbe- citron. Je crois que
j’ai réussi de bons mélanges. J’ai fait des
bocaux de tomates, mis mes cornichons dans le vinaigre et congelé
mes figues noires pour l’hiver. Elles accompagnent mes magrets,
tu n’imagines pas comme le mélange sucré-salé
éveille les papilles. Avant Noël, j’attaquerai les
confits. Cela me prend deux jours à la cave. Je découpe
les bestioles, je libère le foie que je fais cuire dans ma châtelaine.
Je place les cuisses, les magrets, la carcasse dans un chaudron de cuivre.
Ils mijotent dans la graisse. Avec les petits morceaux, je fais des
fritons. Après, je les mets en bocaux que je stérilise.
Il me tarde de te faire goûter mes spécialités,
arrosées d’une bonne bouteille de mon frère, c’est
un remède contre le chagrin. Elle savoure. C’est délicieux de compter pour quel- qu’un, c’est délicieux ces mots doux à la plume. Elle se lève et s’installe à son bureau. Le papier à lettres fleuri attend sa plume. 12. […] Je vais à l’école mon
cartable sur le dos. Je marche sur le trottoir. Je suis prudente. Ma
jupe est un peu trop courte. J’ai grandi. Je sens le vent s’engouffrer
sous le tissu fin plissé et frôler mes cuisses nues. J’ai
peur qu’un courant d’air ne soulève ma jupette. Je
serre les jambes en marchant et j’avance à petits pas en
rasant les murs. Lorsque je croise un passant, je ne relève pas
la tête. J’arrive enfin à l’école. Je
me colle le dos contre le mur et je regarde les autres courir. Je ne
peux pas jouer les fesses à l’air. J’ai trop peur
qu’un garçon dans la cour de l’autre côté
du préau ne voie un peu ma culotte. Je ne veux pas que l’on
me traite de traînée ! 19. […] Pour évacuer ses cauchemars, elle a placé des mots sur ses souvenirs. Elle a décrit avec une précision cinématographique chaque geste forcé, chaque plaie ouverte. Elle a fini par se dédoubler. C’est comme si elle racontait une histoire, le récit d’une autre. La Lucie d’aujourd’hui regarde la Lucie d’hier dans sa vulnérabilité, sans jugement. Elle apprend à vaincre sa honte. Patiemment, elle s’aventure sur le chemin de la guérison. Dans le même temps, la
peinture l’aide à expulser l’inexplicable. Sans témoin,
ses gestes ressuscitent ses souvenirs enterrés, traduisent ses
sentiments profonds, racontent son histoire. Aujourd’hui, Lucie
se visite. Elle observe sa dernière toile. Sur un chevalet libre,
elle aligne son triptyque. Une fois accolées, les toiles n’en
forment plus qu’une. Elle les sépare légèrement.
Chacune a son histoire, chacune exprime une quête. Elle recule
un peu, décroche le vieux rideau noir qui masque la lucarne et
le suspend en arrière-plan. Elle s’arrête, elle attend. La luminosité est parfaite. Les toiles écarlates tranchent sur le fond sombre. Elles appellent au secours. Les gouaches rouge et noire se mêlent et se déchirent. C’est fort, c’est poignant, elle le sent dans son ventre. Elle le savait en donnant vie à cette âme. La naissance fut douloureuse, le travail long et l’angoisse latente. Mais elle est allée au bout, elle a senti le souffle du mal s’emparer de ses pinceaux. Elle a senti la violence de sa colère exulter dans ses mouvements. Elle n’a pas cherché la cohérence ou l’unité, elle a laissé venir. Et elle a craché sa souffrance, d’un seul jet, sans esquisse. Une déchirante délivrance. La silhouette féminine, figure centrale du premier tableau s’étire, s’allonge, se contorsionne. Elle cherche à tâtons les bords de la toile pour trouver un point d’ancrage mais ses mouvements libérateurs la ligotent à elle-même. Elle se perd, elle angoisse, elle veut sortir, trouver refuge mais ses efforts restent vains. Elle s’engloutit. A l’image d’un fœtus dans le ventre chaud de sa mère, elle enchaîne les mouvements dans la toile suivante pour trouver un espace, se caler et attendre. Recroquevillée sur son chagrin, elle se croit à l’abri mais du creux de son ventre renaissent ses salissures. Elle voudrait effacer le mal qui la ronge mais il est là, perfide, grignotant ses entrailles. Alors, souillée, salie et maculée de honte, elle étire de plus belle ses contours fuligineux décrivant des arabesques vertigineuses dans lesquelles elle s’égare jusqu’à perdre la tête. Elle n’est plus, elle naît autre, dans un monde parallèle où raison est folie et oubli, liberté.
3e partie
24.
Après avoir frappé à plusieurs reprises et n’entendant aucune réponse, elle se décide à pousser le battant et, à pas de loup, se glisse dans la chambre. Le ciel gris d’hiver enveloppe la pièce d’un voile terne. Sous les draps blancs, les bras le long du corps, la tête enfoncée dans les oreillers repose la malade. Noëlle, embarrassée, esquive un pas de retrait. Elle ne voudrait pas effrayer Evelyne. Ses pieds grincent sur le linoléum. Elle s’immobilise. Comme une enfant prise en flagrant délit de désobéissance, elle attend, le cœur haletant. Si une infirmière venait à son chevet, comment expliquerait-elle sa pré- sence ? La respiration courte reprend son sifflement aigu. Noëlle s’immobilise. Elle essaie de rassembler ses esprits. Quelle attitude adopter ? Ses yeux se posent sur le visage émacié de l’inconnue qui sommeille. Ses yeux creux enfoncés dans leurs orbites osseux témoignent du mal rongeur. Noëlle se sent emplie de compassion. Assurée, elle s’approche du lit en cachant son émotion. Les yeux éteints cherchent la lumière.
L’obscurité de la chambre laisse planer le mystère.
L’alitée a senti une présence. Qui est entré
? L’infirmière sans doute. Les paupières lourdes
s’abaissent aussitôt. Noëlle n’a pas bougé.
De sa voix cristalline qui avait jadis séduit Lucie, elle entonne
son discours.
29. […] Merci mon amour pour la force que tu me donnes. Nous serons des piliers l’un pour l’autre. Nous gravirons les montagnes du doute, foulerons les terres de l’espérance, contemplerons la vie, visiterons des territoires inconnus sans crainte de s’y perdre car je sais que nous ne sommes qu’un et que nos âmes ne s’égareront jamais. […]
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